L'ÉPOPÉE DE GILGAMESH

yvesh Par Le 11/09/2015 0

Dans Archéologie

L'ÉPOPÉE DE GILGAMESH - 2012 - up 09-2015

 

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L'ÉPOPÉE DE GILGAMESH TEXTE ÉTABLI D'APRÈS LES FRAGMENTS BABYLONIENS, ASSYRIENS, HITTITES ET HOURITES

Au début du Ve millénaire, en basse Mésopotamie, la mer s'est retirée, libérant des terres nouvelles.

Venus l'on ne sait d'où arrivent les Sumériens qui, dans la vallée des deux fleuves, aux rives du Tigre et de l'Euphrate, se sédentarisent. Ils sont pasteurs, agriculteurs, et, comme leurs contemporains égyptiens, maîtrisent cette technique sans laquelle nulle vie ne serait possible: l'irrigation.

Mille ans plus tard, ils ont bâti des temples et des palais. Kish, Our, Ourouk, leurs cités-états, dessinent sur l'horizon doré l'ombre rose de leurs colossaux murs de brique. Et, pour organiser l'économie d'abord, codifier la religion, enregistrer les lois et fixer une tradition orale déjà foisonnante de mythes, de récits épiques, de poèmes, ils ont inventé l'écriture idéographique. Le plus ancien écrit du monde a d'ailleurs été retrouvé dans les ruines d'Ourouk. Il date de la seconde moitié du IVe millénaire.

Les premiers mythes d'Ourouk se perdent déjà dans la nuit des temps. Ils racontent la naissance des dieux et des hommes, la vie, la mort, le bien, le mal et le déluge dont la Bible reprendra le thème deux mille ans plus tard.
C'est à partir du déluge que les Sumériens font commencer leur histoire et datent leurs dynasties.

La première fut celle de Kish. La deuxième celle d'Ourouk. Le cinquième roi de cette deuxième dynastie, disent les tablettes, fut Gilgamesh qui bâtit les murailles d'Ourouk et régna cent vingt six années. Gilgamesh allait devenir le premier héros-fondateur et inspirer la première épopée qui nous soit parvenue, la plus ancienne.

Ce géant solaire dont les bas-reliefs des temples illustrent les exploits a véritablement existé, gouverné Ourouk vers 2800 ou 2600 avant J.-C. et accompli de hauts faits. Mais, très vite, on en a fait un être surnaturel, fils de déesse, plus divin qu'humain en son corps : « Pour deux tiers il est dieu, pour un tiers il est homme » dit l'Épopée, et plus homme que dieu en son âme, car il connut l'incertitude, le doute, l'amour, la révolte, le désespoir, la sagesse, la mort.

Vers la moitié du troisième millénaire, Sumer voit changer le cours de son histoire. Venu de l'ouest, un peuple d'origine sémite, celui d'Akkad, s'est
à son tour fixé en moyenne Mésopotamie. Entre Akkadiens et Sumériens les échanges vont se multipliant. Aux seconds, les premiers empruntent
l'écriture cunéiforme et l'adaptent à la phonétique de leur langue. Dès lors, et pour plus de deux mille ans encore, la Mésopotamie utilisera deux langues.
Sumer domine économiquement, politiquement et culturellement, tandis que l'apport akkadien reste dans son ombre. Puis, Sumer connaît un premier
Déclin ; surgit alors un chef akkadien, Sargon, qui va fonder la première dynastie akkadienne, imposer la suprématie d'Akkad sur Sumer et unifier le pays. C'est probablement sous son règne que l'Épopée de Gilgamesh commence à prendre forme. Puis, de nouveau, Sumer l'emporte sur Akkad.
Puis, de nouveau, Sumer l'emporte sur Akkad. C'est l'époque, vers 21OO avant J.-C., où la fusion de ces deux cultures, de ces deux pensées dont aucune n'a perdu sa spécificité, donne une prodigieuse floraison littéraire. Poèmes d'amour, poèmes érotiques, récits historiques, textes religieux, prières, hymnes, lamentations, réflexions philosophiques et métaphysiques sur la justice divine et l'existence du mal, la vie et la mort, fables, allégories, déjà tout existe et tout s'écrit, en sumérien ou en akkadien.
Au début du deuxième millénaire, surgissent, toujours de l'ouest, de nouveaux conquérants: les Amoréens. C'est Babylone qui recueillera l'héritage de Sumer et d'Akkad, et le fera revivre. Règne glorieux dont le rayonnement politique et spirituel s'étendra, notamment au temps d' Hammourabi (1792-1750 avant J.-C.) sur tout le bassin méditerranéen.

Si l'on crée moins qu'aux temps anciens, on enregistre, on fixe, on transcrit sur les tablettes d'argile tout le patrimoine culturel de la Mésopotamie, comme si cette civilisation, se sachant mortelle, voulait à tout prix laisser un héritage. Les tablettes circulent et sont traduites. Le babylonien devient le véhicule de la pensée à travers tout le Proche-Orient, et c'est dans cette langue que les pharaons de Tell-Al-Amarna correspondront avec les Hittites, les Mitaniens, les princes de Syrie et de Palestine.

Entre temps, l'Assyrie du nord est devenue une puissance comparable à Babylone qu'elle finira par dominer. Mais cela ne change rien au phénomène culturel et, peut-être même, l'enrichit. Le roi assyrien Teglath-Phalassar Ier (1115-1077 avant J.-C.) à Assour, puis Assourbanipal (668-626 avant J.-G.) à Ninive feront copier, pour leurs bibliothèques, des milliers de tablettes, et ces copies se poursuivront même après la chute de Babylone et de l'Assyrie, environ 500 ans avant notre ère.

C'est ainsi que, au cours des millénaires, l'Épopée de Gilgamesh est devenue un des textes les plus diffusés de la littérature ancienne, traduit en Hittite, en Hourite, connu au pays d'Assour, en Anatolie, en Palestine où l'on a trouvé récemment, à Meggido, une version du XIVe siècle avant J.-C. Puis sont venus d'autres conquérants : grecs, romains, arabes. La brique des murailles mésopotamiennes s'est délitée. Le sable a enseveli sa mémoire. De cette prodigieuse étape de l' histoire des hommes, on n'a retenu que l'une des branches : la Bible, en oubliant le tronc.

Passent les siècles. Au début du XIXe s'ouvre l'ère des grandes découvertes archéologiques. Des pionniers, des amateurs, des consuls occidentaux expédiés au Proche-Orient, entreprennent des fouilles sur les lieux des villes anciennes de la Mésopotamie du nord. En l843, Émile Botta, consul de France, découvre, à Ninive, le palais de Sargon II, roi d'Assyrie. A Ninive, à Khorsabad, Victor Place et Fresnel prennent son relais. En 1857, des anglais, Hincks, Oppart Et Rawlison déchiffrent l'assyrien. Un peu plus tard, Rassam et Rawlison découvrent la deuxième partie de la bibliothèque d'Assourbanipal et expédient les précieuses tablettes au British Museum. Mais, dans les signes dont elles sont gravées, ils ne voient qu'un ornement. A partir de là, commence une étonnante aventure.

Un jeune homme de vingt et un ans, George Smith, de son état graveur en billets de banque, est devenu, par passion pour l'orientalisme, l'un des visiteurs les plus assidus du British Museum. En 1863, le conservateur du département qu'il visite a l'idée de l'engager pour l'aider à mettre en ordre et à restaurer les tablettes de Ninive. En comparant les couleurs et les formes, Smith, génialement, regroupe les tablettes, les classe, démontre qu'il s'agit bien d'une écriture, et la décrypte. Sur la première qu'il a ainsi déchiffrée il trouve.. le récit du déluge. En 1872, il fait une communication à la Society of Biblical Archeology et un quotidien anglais, le Daily Telegraph, offre un crédit de mille guinées pour que l'on continue les recherches sur place.
Smith part. Et comme si quelque dieu du destin avait décidé qu'il était enfin temps pour la culture mésopotamienne de sortir de l'oubli, une semaine après le début des fouilles, il trouve une deuxième tablette qui a un rapport évident avec le premier texte déchiffré. Il est désormais en possession de deux fragments de l'Épopée de Gilgamesh, et sait qu'il en existe beaucoup d'autres puisque le texte dont il dispose mentionne douze tablettes, vraisemblablement gravées vers l'an 2000 avant J.-C. Voilà les archéologues devant un puzzle géant. Ils mettront un siècle à le reconstituer, tantôt trouvant des fragments au cours de fouilles en Irak, mais aussi en Anatolie, en Syrie, en Palestine, tantôt les découvrant chez des antiquaires de Bagdad auxquels ils les rachètent. Les dernières trouvailles ont été faites en 1974 par une expédition allemande, et si l'Épopée de Gilgamesh comporte encore quelques lacunes, on peut cependant considérer qu'elle est pratiquement complète.

Gilgamesh, le héros taillé dans le granit le plus dur, Enkidou, son ami, son frère, modelé dans l'argile la plus tendre, revivent en un texte écrit voici plus de quatre mille ans, mais dont la tradition orale est plus ancienne encore.
Texte admirable et éternel comme les chefs-d'œuvre lentement élaborés par le divin imaginaire.

Voici celui dont le nom en akkadien signifiait « le guerrier qui est en avant » et qui pouvait signifier en sumérien « l'homme qui fera pousser un arbre nouveau » .

Le récit de Gilgamesh
Adapté par Jacques Cassabois

COMPLÉMENTS PÉDAGOGIQUES
Marie-Hélène Philippe,
agrégée de lettres classiques

gilgamesh-livret.pdfgilgamesh-livret.pdf (92.38 Ko)

Gilgamesh ou le destin des hommes (1) Traductions-Vulgarisation

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Illustrations de Serge Creuz (c).

Un dossier? Peut-être... Un récit ?

Disons : une histoire. La plus belle et la plus vieille histoire du monde. Trop peu connue, pourtant, des hommes d’aujourd’hui — et c’est un scandale. Car cette épopée de Gilgamesh , nous devrions la recevoir juste après le lait maternel, avec les émerveillements de l’enfance, avant le fatras scolaire. Gilgamesh, c’est la légende du monde, c’est l’inconscient collectif, c’est le souvenir des très anciens âges, quand l’homme-dieu se dressa aux portes de la première cité, pour lancer à l’univers son défi désespéré...

Cette histoire, nous vous l’offrons à partir d’aujourd’hui. Vulgarisée, traduite du cunéiforme par des soins diligents. Fascinante, toujours, comme elle le fut depuis les origines, depuis sa toute première version, voici cinq mille ans!

Imaginez que le petit père Staline, massacreur cultivé, se fût avisé, en 1945, que la fin des temps pouvait être proche — avec cette saleté de bombe découverte par les Américains... Imaginez qu’il eût décidé de sauver, de mettre en lieu sûr tout l’héritage littéraire de l’humanité, donnant cet effet des ordres précis :

— Pendant qu’il en est temps encore, tant qu’ils existent, allez me rechercher les textes de l’âge d’or hellénique. Nous comprenons le grec, nous connaissons cette écriture, ce ne sera peut-être plus le cas dans quelques années. Allez donc, cherchez, compilez, traduisez, classez-moi tout cela dans nos archives.

Imaginez la suite : que des archéologues du futur en l’an 4300, viennent à découvrir — sous les décombres du Kremlin — la bibliothèque de papa Staline, apprenant ainsi l’existence de Périclès, celle de la Grèce antique, bref, toute une civilisation pré-russe ! Imaginez leur stupeur, leur enthousiasme ! Voilà, très exactement, ce qui s’est passé pour les Sumériens. Avec les mêmes écarts chronologiques. Avec la même résurgence miraculeuse. Et tout a commencé parce qu’un jeune Anglais de 1839 voulait aller aux Indes par la voie terrestre, un peu comme ses compatriotes actuels se tapent le joyeux pèlerinage de Londres à Katmandou...

Il s’appelait Austen Henry Layard, il était parti avec un copain. Leur chemin passait par la Mésopotamie. L’archéologie était à la mode : ils fouillèrent donc un peu, en amateurs éclairés… et tombèrent sur Ninive et sur Nimroud, capitales d’Assyrie. Oubliés, les Indes et les maharajahs ! Arrivé pour quelques semaines, Layard resta des années sur ses villes mortes, creusant, cherchant, fouillant fiévreusement. Il trouvait des palais, des lions, des taureaux ailés — dieu du ciel ! — il exhumait des colosses aux regards d’éternité, dont l’apparition frappait d’épouvante les terrassiers irakiens, Il creusa et trouva mieux encore : la bibliothèque entière, complète, quasi intacte, du Grand Roi Assourbanipal, Lion d’Assyrie et Terreur de l’Orient !

C’était fou. C’était inespéré.

Vingt-cinq mille tablettes d’argile. Des caractères cunéiformes, une écriture inconnue, une langue morte. Il fallait déchiffrer tout ça.

Incroyablement, on y parvint.

Henry Rawlinson, agent politique de Sa Majesté Britannique, officiait à Bagdad. Il avait des loisirs. Mieux encore, il avait découvert la clé du code, la «pierre de Rosette » des civilisations mésopotamiennes. Tout était là, bien visible, gravé dans le roc, lexique éternel : près de Kermanshah, il avait découvert le rocher de Behistoun, l’inscription de Darius : en vieux-persan, en élamite, en babylonien enfin — en caractères cunéiformes !

Rawlinson décoda, des nuits entières. Le British Museum encouragea la besogne, lui fournit un assistant, George Smith. Et quelle ne fut pas la sensation, quelques années plus tard — en 1872 — quand ce Smith put annoncer triomphalement, à la tribune de la « Society of Biblical Archaeology » , devant une assistance absolument bouleversée :

— Gentlemen, dans les tablettes assyriennes du British Museum, nous avons retrouvé un compte-rendu du Déluge !

On s’enflamma pour la découverte. C’était incontestable : un récit de la catastrophe biblique, dûment corroborée ! Et, en prime, les fragments d’une épopée bizarre, émouvante... Mais les textes étaient très obscurs, très incomplets. Le journal « Daily Telegraph » offrit mille guinées d’or à qui découvrirait les pages manquantes . On retourna à Ninive, on racla les fondations de la bibliothèque — et l’on trouva !

Désormais, tout était clair : Assourbanipal, roi terrible, grand écorcheur, creveur d’yeux et coupeur d’oreilles, avait voulu sauvegarder le passé, au profit des générations futures. Il avait envoyé ses scribes et traducteurs, leur donnant ordre de fouiller les antiques archives de Babylone. Il avait fait collationner des textes aussi vieux que l’écriture. Et tout cela s’étalait à présent : une civilisation inconnue, antérieure de 2400 ans au Grand Roi d’Assyrie lui-même ! Pour reprendre ma comparaison du début : comme si l’on avait découvert Eschyle et Sophocle dans la bibliothèque de Staline !

La suite allait de soi : on chercha le berceau de l’antique civilisation sumérienne, on exhuma les cités pré et post-diluviennes. Et ce furent les fouilles d’Our, d’Ourouk, Lagash, Kish, Shourroupak, Eridou, Agadé, Suse, Babylone ! Et ce furent d’autres découvertes, des fragments du même récit, infiniment plus anciens, mais à peu près identiques — les originaux en somme ! — rédigés bien souvent en  « sumérien d’église »... car bon nombre de scribes avaient utilisé une langue déjà morte, déjà savante (comme notre latin actuel), survivant à la décadence politique de tout un peuple...

Les premières versions originales furent trouvées à Nippour, en 1888. Elles dataient d’environ vingt-neuf siècles avant Jésus-Christ. Elles avaient donc, à peu de chose près, cinq mille ans d’âge.

On étendit les recherches. Et bientôt, l’on comprit que l’épopée de Gilgamesh, que cette saga perdue et retrouvée, avait été — bien avant la Bible — LE best-seller du Moyen-Orient. Jugez donc : on en retrouva une version complète, à peu près conforme, dans les archives impériales de Boghazkoï, capitale hittite : ce texte, rédigé en akkadien sémitique, datait du 2e millénaire avant J-C.

On en retrouva des traductions partielles, en hittite (langue indo-européenne) et en hourrite. On en découvrit des fragments à Sultantepe, dans l’actuel Kurdistan turc. Puis des épisodes cananéens, à Megiddo, antique cité de Palestine : les auteurs de la Bible avaient donc dû connaître cette vieille histoire !

On retrouva l’épopée dans les tablettes d’Ugarit, sur la côte syrienne. A tout le moins des adaptations, des influences directes, bien discernables dans les récits — rédigés vers 1800 avant notre ère — d’une civilisation distincte. Il y eut d’autres indices de « retombées culturelles » : il semble que l’épopée de Gilgamesh ait influencé les conteurs de la tradition crétoise, égéenne, puis mycénienne, avant de reparaître, comme un filigrane d’or et de vérité, dans la toile des poèmes homériques...

Et je vous fiche mon billet que, lorsqu’on aura déchiffré les textes de la magnifique bibliothèque royale d’Ebla — fraîchement retrouvée en Syrie — on y verra surgir quelque traduction de Gilgamesh !

Mais qui donc étaient ces Sumériens de légende? Et quel était ce Gilgamesh, dont je vous bassine depuis tantôt trois pages ?

Distinguons.

Sumer, c’est la plus antique civilisation de Mésopotamie — et l’une des plus anciennes du monde, certainement. C’est cette culture qui s’épanouit voici cinquante-trois siècles, bien avant le Déluge — ou les déluges, car il y en eut plusieurs ! — et qui se poursuivit bien après, survivant à son peuple, un peu comme notre latinité survécut au monde romain.

Sumer, ce fut le delta du Tigre et de l’Euphrate, aujourd’hui perdu dans les sables — car le golfe Persique a reculé vers le sud, mangé par les alluvions des fleuves. Ce furent cinq, puis dix cités fameuses, cernées de murs puissants, ornées de ziggourats formidables, ces magnifiques pyramides à gradins, observatoires autant que temples, préfigurations de la Tour de Babel.

Sumer, ce fut un peuple mystérieux, « venu du nord ou de l’est ». Du Caucase ? Des hauts plateaux iraniens ? Du lointain Sinkiang ? Des steppes de Mongolie ? De la vallée de l’Indus ? Allez donc savoir... Peut-être venaient-ils d’un paradis perdu, tout simplement, situé « à l’Est d’Eden », guidés par les fils et petit-fils d’un Adam déchu, recru de fatigue, de regrets et d’amertume …

Ils arrivèrent, en tout cas, quatre mille ans avant notre ère, et s’installèrent dans le delta, y fondant leurs premières cités. Oh ! Ils n’inventèrent pas toutes choses : avant eux, il y avait déjà une culture, des poteries remarquables, des huttes, des bourgades. Qui peut dire l’origine et les premières fondations d’Obeid, de Harappa, de Mohenjo-Daro, de Jéricho? D’ailleurs, en Egypte aussi, une civilisation pré-dynastique florissait depuis la nuit des temps... (5000 avant J-C.?).

Toujours en est-il que ces Sumériens organisèrent quelque chose de structuré. Des villes. De petits Etats. Des réseaux d’irrigation. Des greniers. Des temples. Un clergé de mages et d’astronomes, nantis de grands pouvoirs, détenteurs des Augures et du Calendrier des Semailles. Toujours en est-il qu’ils travaillèrent le cuivre et l’or, qu’ils connurent les arts de la paix et les sciences de la guerre, qu’ils eurent des phalanges armées de piques, précédées de chariots à quatre roues, eux-mêmes tirés par quatre onagres semi-domestiqués. C’était mieux qu’un peuple, cela : c’était une nation !

Bien avant le Déluge, ils eurent des rois. Car on a retrouvé leurs listes dynastiques, assez complètes et tout à fait formelles : la royauté, le pouvoir, étaient tombés du ciel ! Affirmation séduisante, énigmatique, dont vous ferez ce que vous voudrez, selon votre tempérament plus ou moins romanesque.

Etait-ce à dire que le pouvoir se réclamait du droit divin? « Moi, Goudea, par la grâce de Ningirsou, roi de Lagash ».,.. Ou bien que le sceptre avait été arraché aux prêtres, aux sorciers-mages, descendu du « ciel ». des ziggourats pour être installé dans le palais des guerriers laïcs ? Le sabre l’aurait ainsi emporté sur le goupillon… lequel n’en conserverait pas moins d’immenses et mystérieux pouvoirs. D’ailleurs, il y avait des prêtres-rois, dans certaines cités...

Faut-il croire, avec les tenants de la colonisation extra-terrestre, que le pouvoir avait été conféré par des « dieux-cosmonautes » venus d’ailleurs ? On connaît le texte fameux de la Genèse : « Les fils des dieux (elohim) virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qui leur plurent... Or, les géants étaient sur la terre en ces jours-là, et cela après que les fils des dieux furent venus vers les filles des hommes, et qu’elles leur eurent donné des enfants ; ce sont là les héros renommés des temps anciens ».

Les écritures sumériennes ne nous éclairent pas beaucoup quant à ces intéressants métissages. Mais elles nous apprennent quand même que Gilgamesh était un héros, qu’il était « trois quarts dieu, un quart homme » .... et qu’il était costaud.

Un pouvoir tombé du ciel, trois explications. Au fait, elles ne sont pas incompatibles…

Gilgamesh, nous le savons aussi, vécut réellement. Il fut cinquième roi d’Ourouk, sur la liste dynastique post-diluvienne. Il descendait même, en ligne directe, d’un personnage tout à fait remarquable : à savoir du fameux Utnapishtim, citoyen de Shourroupak-la-Submergée, c’est-à-dire du Noé sumérien !

Avec un tel ancêtre terrien, avec d’autres ascendants divins, notre Gilgamesh ne pouvait être un personnage ordinaire. A quoi donc ressemblait-il ? Nous avons des représentations, des portraits, des sceaux royaux, qui nous le montrent en monarque sémite, barbu, chevelu, vêtu d’une robe somptueuse, coiffé de la tiare, paré de bijoux comme une femme, mais fort occupé à étrangler deux lions ! Ces images ne sont pas véridiques : Sumérien de souche ancienne, Gilgamesh n’était nullement Sémite et pas davantage « Indo-Européen ». Il ne ressemblait pas aux Egyptiens hamitiques, ni aux Touraniens, ni aux Mongols... En fait, personne ne sait exactement ce qu’étaient ces Sumériens agaçants, mal identifiables, ces trapus aux épaules charnues, avec leur grosse tête ronde, leur nez court et droit, leurs grands yeux en amande. « De race divine » ? C’est commode…

Dieu par son âme invincible, homme par son corps vulnérable : tel fut sans doute Gilgamesh, géant, roi, héros, paladin d’épopée, qui parcourut le monde en riant, avec son copain Enkidou. Gilgamesh, qui chercha l’amour, trouva l’amitié, chercha l’aventure, trouva la mort, chercha l’éternité, trouva le destin.

Gilgamesh ! Cinq mille ans depuis, des exploits toujours résonnants, des angoisses qui ne nous ont jamais quittées. Un poème épique, une littérature qui enfanta toutes les autres — et combien s’abstiendraient d’écrire, s’ils savaient tout ce qui fut déjà dit, et dans quels termes ! — Un indice d’immortalité, dans la poussière des siècles. La survivance de la Geste, par-delà la chair périssable...

Gilgamesh.

Gilgamesh ou le destin des hommes (2)

gilgamesh2-serge-creuz.jpg Illustrations de Serge Creuz (c).

1. L’INCONNU DU DÉSERT

Gilgamesh, seigneur de Koulab, grande est ta gloire !

Il fut le sage connaissant toute chose ; il fut le roi parcourant l’univers. Il était savant, il détenait les clés des mystères et des secrets. Il nous retrouva la connaissance des jours anciens, d’avant le Déluge. Il partit pour de longs voyages, revint harassé et recru de travaux.

Cela ne pouvait durer. Les hommes se plaignirent aux dieux, les dieux firent appel au Père Anou :

— Il est né d’une déesse, il et fort comme un taureau sauvage. Il prend les fils et les filles. Est-ce là le Roi, le berger de son peuple ?

Anou entend ces récriminations, médite, échafaude un plan :

— Voyons, il lui faut un égal, un reflet de lui- même, un coeur aussi tempétueux que le sien. Ils seront rivaux et lutteront sans fin ; ça les occupera, pour la plus grande paix d’Ourouk, pour la tranquillité des citoyens. C’est l’affaire d’Arourou.

Arourou, c’est la déesse de la création. Elle conçoit en son esprit l’image du rival. Elle trempe ses mains dans l’eau, modèle de l’argile, qu’elle lance ensuite dans l’espace. C’est ainsi que naquit le noble Enkidou. Il avait les vertus de Ninourta lui-même (1). Il avait la peau rude et couverte de poils épais. Mais il était inconscient de toutes choses, innocent comme les animaux sauvages, dont il partagea tout d’abord l’existence.

Enkidou, donc, broutait les herbes du désert, en compagnie des gazelles. Il jouait avec les fauves,au crépuscule, près des abreuvoirs ;il se réjouissait de l’eau et du vent.

Mais un soir, les troupeaux s’avancèrent vers le domaine des hommes et c’est ainsi, près d’un étang, qu’un trappeur aperçut Enkidou. Il le vit trois soirs de suite, face à face, et chaque fois fut pétrifié de frayeur. Finalement, le trappeur abandonna sa chasse et rentra chez lui, sans grand gibier, au surplus terrifié. Longtemps, il resta songeur et silencieux. Finalement, dans un murmure, il osa se confier à son père :

— J’ai vu un homme dans les collines... Mais peut-être était-ce une bête, ou un dieu ? Il a toute la force du monde, il ressemble aux immortels venus du ciel. Il parcourt le désert avec les troupeaux sauvages, il mange de l’herbe. Maintenant, il s’avance sur nos terres, se repose près de nos puits. J’ai peur, je n’ose l’approcher. Il comble mes fosses, il détruit mes pièges, il libère le gibier qui s’y fait prendre. De quoi vivrons-nous désormais ? Le père parla, dans la sagesse de son âge

— Fils, tu connais Gilgamesh, roi d’Ourouk. Personne ne peut l’affronter, il est de taille à décrocher les étoiles. Va donc dans la cité d’Ourouk, va trouver Gilgamesh, expose-lui la force de cet inconnu. Demande-lui une prostituée du temple d’Ishtar, une enfant du plaisir. Ramène ici cette femme, pour qu’elle maîtrise l’homme sauvage. Lorsqu’il reviendra aux points d’eau, il la trouvera, il la couvrira de son étreinte. Alors les animaux se détourneront de lui, il sera seul et vulnérable.

(1) Ninourta, Ningirsou : dieu guerrier, vent du sud, irrigateur. Il endigua les flots de l’enfer et perfora plusieurs monstres.

Ainsi fit le trappeur, qui se mit en route, trouva Gilgamesh, lui fit ses doléances et présenta sa requête. Le roi d’Ourouk trouva la chose plaisante :

— Ton père a raison. Prends donc une prostituée du temple, emmène-la dans le désert, offre-la à cet inconnu. Elle parviendra sans doute à l’apprivoiser.

Puis, dressant une pierre, il y grava tout le récit. Quand les dieux créèrent Gilgamesh, ils lui donnèrent un corps parfait. Shamash-le-Glorieux lui accorda la beauté, Adad-la-Tempête le

remplit de force. Les grands dieux le voulurent de beauté parfaite, surpassant tous les autres. Ils le firent dieu pour deux tiers, homme pour le reste.

Il construisit les murs d’Ourouk, le puissant rempart, et le temple Eanna pour Anou-du-Firmament et pour Ishtar-l’Amoureuse. Regarde-les aujourd’hui : le grand mur extérieur, dont la corniche étincelle de cuivre ; et le mur intérieur qui n’a point d’égal. Approche et considère le seuil, vois comme il est ancien. Admire la maison d’Ishtar, notre dame de l’Amour et de la Guerre ; aucun homme vivant, aucun roi à venir ne pourra égaler cette merveille. C’est l’Eanna, c’est le temple d’Ourouk. Monte au rempart, fais-en le tour, considère ces épaisseurs, examine cette maçonnerie: n’est-ce pas de la bonne brique, brûlée pour l’éternité ? Sept sages en ont posé les fondations.

Note du récitant : une fois pour toutes, Shamash est le nom sémitique du Dieu-Soleil (aujourd’hui encore : Shamsh chez les Bédouins, Shemesh en hébreu, Shems en arabe...). Mais à l’époque de Gilgamesh, l’astre du jour portait encore son nom sumérien : Outou. Nous conserverons cependant l’appellation, plus tardive, des relations principales.

Anou, c’est le Dieu-Père, primordial et cosmogonique, celui qui plane au-dessus de la mêlée. Adad, c’est évidemment le Thor sumérien, le maître des pluies et des tempêtes. Quant à Ishtar, redoutable et superbe, c’est à la fois la soeur et l’épouse de Shamash : elle préside aux Amours et aux Guerres, ces deux véhicules des conquêtes et des souffrances...

Reste le culte de la brique, qu’on croyait particulier aux peuplades belges. Force est de constater que les Sumériens nous ont devancés, en ce domaine comme en d’autres. Ils appréciaient particulièrement la brique « brûlée », bien plus solide que la brique cuite au soleil, mais beaucoup plus chère aussi, car le combustible était rare. Faut-il en déduire que Gilgamesh aurait fait, parmi nous, un promoteur heureux ?

Mais laissons ces considérations et retournons au corps du récit.

Gilgamesh avait été la fierté, le champion d’Ourouk-aux-puissantes-murailles. Il avait multiplié les randonnées guerrières, dépensant en tous lieux sa jeune force bouillonnante. Mais nulle part, il n’avait trouvé d’adversaire à sa taille : tout homme pliait devant lui. Désenchanté, il revint donc en sa ville, qui bientôt retentit de plaintes et de lamentations :

— Il est intenable ! Son désoeuvrement est une calamité pour tous les citoyens. De jour, de nuit, son arrogance n’a pas de limites. Il sonne le tocsin pour s’amuser. Aucun père ne garde ses fils, car Gilgamesh les rassemble pour ses folles expéditions. Et pourtant, le Roi devrait être un berger pour son peuple ! Aucun amant ne trouve de fille vierge ; le noble ne peut conserver sa femme, le guerrier se voit arracher ses filles, car Gilgamesh les veut toutes, dans sa  lubricité. Et pourtant, voilà le berger de la cité, qui devrait être sage, bienveillant, résolu.

(Nous présentons nos regrets à Gisèle Halimi, car toute cette histoire est absolument scandaleuse.  Mais les Sumériens étaient d’affreux machos, vigoureusement phallocrates, qui n’avaient jamais entendu parler du M.L.F. Au reste, vous feriez mieux de ne pas lire la suite et de brûler ce journal.)

Le trappeur se confondit en gratitude, trouva la spécialiste et l’emmena comme convenu.  En trois jours de voyage, ils parvinrent aux points d’eau.

Là, le trappeur et la femme s’assirent en silence, face à face, attendant le  gibier. Trois jours passèrent encore : on ne voyait que de petits animaux, apeurés et furtifs. Mais enfin parurent les grands troupeaux sauvages et Enkidou parmi eux. Et elle l’aperçut, massif et velu, descendant au loin des collines. Alors le trappeur lui adressa la parole :

— Le voici. Maintenant, femme, n’aie aucune honte, découvre ta poitrine. Fais bon accueil à ton désir, provoque-le au besoin. Montre-toi nue, offre-lui ton corps. Laisse-le t’approcher, couche-toi près de lui, apprends à cet homme sauvage ta science de femme, enchaîne-le par les sortilèges. Car alors les bêtes du désert, dont il partageait l’existence, s’éloigneront de lui.

Elle n’eut aucune honte, elle le provoqua, elle accueillit calmement son désir. Il fut d’abord surpris, comme fasciné, un peu méfiant. Puis la curiosité l’emporta… Elle lui apprit alors les ressources de son art. Ils eurent beaucoup de choses à se dire, pendant six jours et sept nuits, car Enkidou avait oublié l’eau, le vent et les errances dans les collines. Mais quand il fut satisfait, il voulut repartir et rejoindre les animaux. Et tout aussitôt qu’une gazelle l’aperçut, elle s’enfuit en bondissant. Etonné, il chercha de grands fauves : eux aussi s’éloignèrent en grondant. Enkidou eût aimé les poursuivre, les rattraper, mais il lui semblait avoir perdu une

partie de sa force. Ses membres étaient comme liés, ses genoux fléchissaient sous la course.(2). Enkidou se retrouva seul et faible, avec des pensées d’homme dans l’esprit, des émotions d’homme dans le cœur. Pensif et triste, il revint vers la femme qui l’avait attendu. Et alors elle lui parla :

— Te voilà plein d’une sagesse nouvelle. Te voilà pareil aux dieux. Pourquoi veux-tu courir en sauvage avec les animaux du désert ? Viens avec moi. Je te mènerai dans Ourouk-aux-fortes-murailles, je te montrerai le temple d’Ishtar et d’Anou, l’Eanna de l’amour et du ciel. C’est là que vit Gilgamesh,  le très fort, celui qui règne sur les hommes comme un taureau indompté.

Enkidou mit du temps à comprendre, mais finalement fut séduit. Il venait de découvrir la solitude humaine, il cherchait un compagnon à qui ouvrir son cœur.

— Je viens avec toi, femme. Je veux voir cette ville, ces murailles, ce temple et cet homme, moi qui suis né dans les collines, moi qui suis le plus fort de tous.

Ils marchèrent donc et, chemin faisant, elle l’étourdissait de ses paroles :

— Tu verras sa face. Je connais bien Gilgamesh de la grande Ourouk. Tu verras, Enkidou, les gens sont vêtus de robes somptueuses, chaque jour est une fête, les garçons sont beaux et les filles sont superbes. Et comme ils sentent bon ! Tu aimes la vie, Enkidou, tu aimeras la cité.

Tu verras Gilgamesh, l’homme heureux, dans sa radieuse virilité. Il est parfait de force et de beauté, il ne se repose jamais. Il est plus fort que toi, aussi laisse tomber tes vantardises. Shamash-le-Glorieux l’a comblé de faveurs, et Anou-du-Firmament, et Enlil aussi. Le sage Ea lui a donné l’entendement de toutes choses. Je te le dis : dans ses rêves, Gilgamesh sait déjà tout de toi et de ta venue.

De fait, au temple dOurouk, Gilgamesh était allé trouver sa mère, la grande déesse Ninsoun :

— Mère splendide, laisse-moi te conter mon rêve de cette nuit. Je marchais, sous la voûte cloutée d’étoiles. J’étais plein de joie, entouré des jeunes héros, et soudain un météore nous tomba du ciel. Je voulus le soulever, mais il était trop lourd. Et les nobles d’Ourouk voulaient lui baiser les pieds. Et je l’aimais comme on aime une femme. Et il était comme une hache, que je porterais à mon flanc. Et tu me le donnas pour frère. Quel est donc ce rêve étrange, ô Ninsoun ?

(2) Pas étonnant, après de pareils excès…

Ninsoun, sage et clairvoyante, lui répondit aussitôt :

— Cette étoile du ciel, cette hache brillante, c’est ton compagnon qui te secondera dans les périls. Sa force est immense, Il a vécu parmi les bêtes sauvages, dans les herbages des collines désertes. Il te sera comme un frère. Voilà l’explication de ton rêve. Et Gilgamesh se retira tout songeur.

Cependant, la prostituée du temple guidait toujours Enkidou. Elle avait partagé ses vêtements, lui en donnant la moitié, lui apprenant à se vêtir. Le menant par la main, elle fut une mère pour lui, elle le conduisit chez les bergers de la plaine. Ceux-ci, craintifs et respectueux, s’assemblèrent autour de lui, offrant du pain et du vin. Mais Enkidou ne connaissait que l’herbe et le lait des ânesses sauvages.

Il était là, stupide, ne sachant que faire du pain et du vin. Et la femme parla encore :

— Enkidou, mange ce pain, bois ce vin, ce sont les sources de la vie.

Il mangea et but du vin tort, sept gobelets bien remplis. Il devint joyeux, son coeur enfla et son visage s’empourpra. Il lissa les poils de son corps et s’oignit d’huiles parfumées : Enkidou devenait un homme. On lui choisit des vêtements appropriés, il apparut superbe. Puis il découvrit l’usage des armes et chassa les lions, afin que les bergers puissent trouver le repos au long des nuits. Il tua des loups et des lions, il fut l’invincible gardien du campement, et les bergers se confièrent en sa force. Et, toujours, la femme était son initiatrice (3)...

Il vivait heureux parmi les bergers, oublieux d’Ourouk et de ses merveilles. Mais voici qu’un jour, sur la piste lointaine, il aperçut un voyageur isolé.

— Femme, quel est donc celui-là ? Pourquoi est-il venu ? Je veux savoir. Va le chercher.

Elle courut, ramena l’étranger, qui se désaltéra, mangea et puis expliqua sa venue :

— J’arrive d’Ourouk-aux-fortes-murailles. Gilgamesh est entré parmi l’assemblée du peuple. Ils s’étaient réunis pour choisir une épousée, pour l’un de nos jeunes hommes d’une famille considérable. Mais lui se moque et défie tout le monde. Il s’est arrogé des droits fort étranges. Il prétend passer en premier auprès de l’épousée : le roi d’abord, l’époux ensuite.

Il dit que cela fut ordonné par les dieux, depuis que fut tranché le cordon ombilical du monde. Mais à présent les tambours battent dans l’enceinte d’Ourouk, et toute la cité gronde en fureur. Et pourtant, qui pourra affronter sa force ?

Entendant cela, Enkidou se dressa et devint très pâle. Sa voix s’éleva comme un mugissement :

— J’irai en cette ville, où Gilgamesh règne sur le peuple. Je lui lancerai mon défi. Je crierai très haut, sur les places d’Ourouk : je suis Enkidou, je suis venu pour changer l’ordre ancien, car je suis le plus fort ici !

Ayant dit, Enkidou quitta le campement et marcha vers la ville.

Et, toujours, la femme le suivait.

(3) Ainsi donc, les Sumériens admettaient la théorie de l’évolution ! Enkidou, le sauvage, passe de l’inconscience animale à la condition humaine le voilà chasseur et pasteur, avant de devenir citadin. Un saisissant raccourci !

Gilgamesh ou le destin des hommes (4)

Ceci continue l’épopée de Gilgamesh, feuilleton héroïque, érotique, métaphysique et sumérien. Vieux de six mille ans, le récit n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Suivons le roi d’Ourouk dans son plus étrange voyage, celui de l’aventure intérieure...

5. LES RIVAGES LOINTAINS 

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Illustrations de Serge Creuz (c).

 

ECOUTEZ-MOI, princes d’Ourouk !

Je pleure Enkidou, mon frère, mon ami. O Enkidou ! L’onagre et la gazelle pleurent sur toi... Les troupeaux sauvages du désert, les sentiers que tu aimais dans la forêt des cèdres, les herbes longues et les sources, murmurent jour et nuit. Ourouk-aux-fortes-murailles pleure sur toi. O Enkidou ! mon frère ! tu étais la hache accrochée à mon flanc, la force de mon bras, l’épée à ma ceinture, un bouclier devant moi, un manteau glorieux, mon plus bel ornement... Ecoutez ! Ecoutez cet écho dans tout le pays, comme les sanglots d’une mère en deuil. Pleurez ! chemins où nous marchions ensemble. Pleurez, vous les fauves de nos chasses, lion, léopard, chevreuil, ibex, taureau et daim ! La montagne se désole, le fleuve se lamente. Le bel Euphrate, dont nous tirions l’eau pour nos outres, les guerriers de nos expéditions, les cités de la plaine, tous portent ton deuil. Les servantes qui oignirent ton corps, la prostituée qui t’inonda de parfum, les femmes du palais, les épouses qui furent tiennes : elles pleurent et s’arrachent les cheveux. Un sort cruel m’a volé mon jeune frère Enkidou ! Quel est cet étrange sommeil qui t’a saisi ? Tu es perdu dans les ténèbres, tu ne m’entends plus !

Enkidou reposait, recouvert d’un voile. Près de lui, Gilgamesh faisait rage, comme le lion captif, comme la lionne privée de ses lionceaux. Parfois il marchait de long en large, déchirait ses vêtements splendides, hurlait des injures aux dieux. Parfois il demeurait, prostré, tremblant, comme un vieillard frappé d’hébétude.

Il veilla ainsi, pendant sept jours et sept nuits. Mais les vers festoyèrent sur le cadavre et les fossoyeurs vinrent chercher la dépouille.

Gilgamesh convoqua les artisans du pays. Tous les forgerons, les orfèvres, les tailleurs de pierre. Et Gilgamesh leur commanda une statue de son ami. La statue fut grande et lourde, avec du lapis-lazuli pour la cuirasse, avec de l’or pour le corps. Une table de cyprès fut dressée devant Enkidou. Gilgamesh y disposa un bol de cornaline rempli de miel, une coupe de lapis-lazuli garnie de beurre. Il médita longtemps et fit des offrandes au Soleil. Puis il s’en fut en silence.

Au matin suivant, Gilgamesh quitta la ville. Vêtu d’une peau de lion, il s’enfonça dans le désert. Et tout en marchant, il songeait :

— Le désespoir est dans mon coeur. Devrai-je mourir un jour, comme mon frère Enkidou ? J’ai peur du néant. C’est pourquoi je chercherai Outnapishtim, celui que les dieux ont sauvé du Déluge. Car ils lui ont donné le pays de Dilmoun, le jardin du Soleil. Et, seul de tous les hommes, il a reçu le don d’éternité.

La nuit le trouva dans les chemins de montagne. Gilgamesh reconnut ces lieux et murmura :

— Je suis venu ici, jadis. Les lions rôdent nombreux. Toi, Sin, dieu lunaire, protège-moi de leurs  attaques.

Ayant dit, il s’étendit pour le repos, mais les lions survinrent et troublèrent son sommeil. Gilgamesh se dressa, brandit la hache et l’épée, tomba sur eux, frappa, les détruisit, les dispersa.

Il y eut bien des jours. A grand-peine, à grand péril, Gilgamesh parvint à la montagne Mashou, qui garde le repos du Soleil. Les deux sommets s’élèvent comme la muraille du ciel ; les racines de la montagne plongent dans les profondeurs infernales. Et là se trouve la porte, gardée par les Scorpions. Ils sont hommes pour moitié, ils sont aussi dragons. Leur gloire est terrifiante, leur regard instille la mort au coeur des hommes. Leur halo blafard reflète et danse sur les rochers. Lorsque Gilgamesh les aperçut, il dut se couvrir les yeux pour les protéger d’un tel éclat. Puis, rassemblant son courage, il marcha à leur rencontre. Le voyant si hardi, le Scorpion-Mâle appela sa compagne :

— Celui qui vient là est de la chair des dieux.

Elle répondit:

— Il est dieu pour deux tiers, mais un tiers est humain,

Puis elle s’adressa à Gilgamesh :

— Pourquoi es-tu venu jusqu’ici, affrontant les peines et les dangers ?

Et Gilgamesh répondit :

— Pour Enkidou. Je l’aimais, nous avons défié le monde ensemble. Mais le destin commun des hommes l’a saisi. Je l’ai pleuré nuit et jour, mais rien ne me le rendra. Depuis son départ, ma vie est sans objet. Voilà pourquoi je marche, cherchant Outnapishtim mon aïeul. Car on dit que celui-là fut admis dans l’assemblée des dieux et trouva la vie éternelle. Et je veux le questionner, m’informer des vivants et des morts.

L’Homme-Scorpion battit des ailes et remarqua :

— Aucun homme n’a osé ceci, aucun mortel n’a soutenu notre regard. Mais songe bien à ce que tu demandes ! Tu vas t’engager sous la montagne, dans la Rivière de la Nuit. Tu vas marcher dans les ténèbres, jusqu’à la Porte de l’Aube. C’est la route souterraine du Soleil, celle qui le ramène du Couchant au Levant. Elle n’est pas destinée aux hommes. Veux-tu passer par là ?

Et Gilgamesh répondit :

— Ce sera un long chemin, de chagrin et de souffrance, de peur et de larmes. Pourtant, il me faut y aller. Ouvre-moi la Porte du Crépuscule.
L’Homme-Scorpion ouvrit la porte :

— Va, Gilgamesh, je te permets le passage. Mais prends garde dans ces ténèbres, où nul ne pourra veiller sur toi. Puisses-tu avoir la force de réussir et d’aller jusqu’au bout de la Nuit.

La porte était béante. Gilgamesh s’enfonça sous la montagne, sur la route nocturne du Soleil. Et, très bientôt, ce furent les ténèbres épaisses. Il ne voyait plus rien, devant, derrière, autour de lui. Il marcha deux lieues et les ténèbres étaient épaisses, il ne voyait rien, il marcha trois lieues, quatre lieues, et les ténèbres étaient épaisses, il ne pouvait rien voir. Il marcha six lieues, sept lieues, et poussa un grand cri d’angoisse, car il ne voyait rien et le désespoir était en lui !

Il marcha longtemps, longtemps, ne sachant plus s’il était mort ou vivant.

Et puis, il sentit une brise légère sur son visage, et sut que la Nuit se terminait. Très loin, une faible lueur lui permit de se guider. Il marcha encore, titubant d’épuisement. Et voici, c’était la Porte de l’Aube, et le Soleil ruisselait, éblouissant, chaud, bienfaisant, tout autour de lui.

C’était le jardin des dieux.

Tout autour, les buissons portaient des joyaux. Il y avait des fruits de cornaline, il y avait des vignes d’or, aux lourdes grappes de lapis-lazuli. Les ronces et les chardons étaient d’hématites et de pierres rares. Les gouttes de rosée étaient des agates, avec les yeux de poisson de Dilmoun (4).

Gilgamesh errait dans ce jardin, au bord de la mer. Et Shamash-le-glorieux l’aperçut, vêtu de peaux et se nourrissant de chair sauvage. Et Shamash fut chagriné et lui parla :

— Aucun mortel n’est venu par ce chemin, depuis que les vents étalent leurs caresses sur la mer. Gilgamesh. tu ne trouveras jamais cette vie que tu recherches.

 (4) Ce jardin survivra dans les légendes arabes et persanes, dans les récits de Simbad le Marin. Les yeux de poisson sont les perles du golfe. Et l’île de Dilmoun ne serait autre que Bahrein !

Et Gilgamesh lui répondit :

— J’ai tant marché, peiné dans le désert. Je suis venu jusqu’ici en dépit des ténèbres. Et maintenant, vais-je renoncer, m’étendre au sol, accepter la défaite ? Je ne vaux guère mieux que si j’étais mort, mais je chercherai encore. Je soutiens le regard de ta face brillante, ô Shamash !

Elle vit au bord de la mer, la femme des vignes, celle qui presse le raisin. Sidouri est assise sur le rivage, avec les jarres d’or que lui ont données les dieux. Un voile dissimule ses traits. Elle voit venir Gilgamesh, vêtu de peaux de bêtes. Il est de la chair des dieux, mais le désespoir habite son coeur. Son visage est marqué par les grandes fatigues du voyage. Alors, craignant ce rôdeur, Sidouri se retire dans sa demeure, referme et barricade sa porte. Mais le héros s’élance et s’appuie, maintenant la porte entrouverte, en s’écriant :

— Femme, gardienne des vignes et du vin, pourquoi me barrer le passage ? Entends-moi, ou j’enfoncerai cette porte et j’entrerai de force, car je suis Gilgamesh qui renversa Houmbaba, de la Forêt des Cèdres. Je suis Gilgamesh qui tua le Taureau du Ciel ! J’ai tué les lions, j’ai franchi les chemins de la montagne !

— Si tu es Gilgamesh, pourquoi ces joues creuses, ce visage amaigri ? Pourquoi cette fatigue et ce désespoir dans ton regard ? Es-tu vraiment le glorieux Gilgamesh ? Et que viens-tu chercher ici, comme le vent qui erre à l’infini?

Et Gilgamesh lui parla, lui conta sa quête et ses errances, lui exposa son but. Et lui demanda les chemins qui mènent à Dilmoun, retraite d’Outnapishtim qui connaît les secrets de la vie éternelle.

Elle écarta son voile, saisie de pitié :

— Gilgamesh, pourquoi cette fièvre ? Tu ne trouveras jamais cette vie que tu cherches. La mort fut donnée aux hommes. La vie appartient aux dieux, qui ne partagent point. Rentre chez toi, Gilgamesh, emplis-toi le ventre de bonnes choses, festoie, réjouis-toi nuit et jour, danse et sois joyeux. Pare- toi de vêtements légers, baigne-toi d’eaux parfumées. Emerveille-toi de l’enfant dont ta main guide les premiers pas. Comble le cœur de ta femme, dans les délices de  ton étreinte.  Sois heureux sans poser de questions, car cela aussi c’est le destin des hommes.

Mais il répondit sombrement :

— Enkidou n’est que poussière. Comment puis-je me taire, me réjouir, me reposer ? Femme, épargne- moi ta pitié, dis-moi le chemin qui mène à Dilmoun. Où donc trouverai-je Outnapishtim, le fils d’Oubara ? Oh ! donne-moi la bonne direction. Je franchirai l’océan s’il le faut ou alors, je poursuivrai mes errances dans le désert, jusqu’au bout de mes pas.

La vigneronne s’émut et lui dit :

— Gilgamesh, on ne peut franchir l’océan. Personne n’a pu le faire. Shamash le peut, mais qui donc se compare à sa gloire ? Le passage est trop difficile, les eaux de la mort sont profondes et leur courant emporte tout esquif. Que feras-tu, en arrivant aux eaux de la mort ? Et pourtant, je vois que rien ne t’arrêtera... Va donc dans les bois, tu trouveras Ourshanabi, le passeur d’Outnapishtim. Il façonne la proue de sa barque, en forme de 

serpent. Il est près des bornes sacrées, près des hautes pierres. Trouve-le, parle-lui. Peut-être pourras- tu embarquer avec lui. Mais en vérité, l’entreprise est insensée... Gilgamesh ! ne pars pas !

Déjà il s’éloignait à grands pas, impatient comme le lion. Il approcha des bois, chercha Ourshanabi, ne le trouva pas. La rage s’empara de lui. Il saisit la hache et l’épée, il frappa les bornes sacrées. Dans sa colère, il fracassa les hautes pierres. Ourshanabi entendit ce vacarme et sortit du bois, consterné :

— Qui es-tu, héros coléreux ? Je suis Ourshanabi, le passeur d’Outnapishtim le Lointain.

— Je suis Gilgamesh, roi d’Ourouk, de la maison d’Anou. Je veux parler à Outnapishtim, mon aïeul, qui connaît les secrets de la vie éternelle. Fais-moi passer l’océan, vieil homme. Je ne m’en retournerai pas avant d’avoir atteint mon but.

Ourshanabi poussa un long gémissement :

— Il m’est interdit d’embarquer quiconque ! D’ailleurs, Gilgamesh, tes propres mains ont détruit toute chance de passage : en brisant les pierres sacrées, tu as rompu le charme qui protégeait mon bateau (5).

— Nous passerons quand même, Ourshanabi. Car tu es bon pilote, tu connais la mer, tu franchis l’océan de jour comme de nuit, en toutes saisons.

— Il en est ainsi, mais les hautes pierres guidaient ma navigation. Nous essaierons pourtant. Gilgamesh, va dans la forêt, empoigne ta hache. Coupe-nous des perches, il en faut cent vingt. Des perches de soixante coudées de long. Nous les enduirons de bitume, nous les munirons de ferrures. Va donc et fais diligence.

Entendant cela, Gilgamesh reprit courage. Dans la forêt il coupa cent vingt perches. Elle avaient soixante coudées de long. Ils les enduirent de bitume, ils y fixèrent des ferrures. Puis ils embarquèrent, Gilgamesh et Ourshanabi ensemble, ils lancèrent la barque sur les croupes de l’océan. Pendant trois jours ils filèrent au large, couvrant la distance d’un mois et deux semaines de route. Et finalement Ourshanabi pointa l’étrave vers les Eaux de la Mort. Et, dans le tumulte des vagues, le passeur s’écria :

— Gilgamesh, prends donc une perche, pousse donc sur le fond ! Prends une seconde perche, fixons-là au bout de la première, poussons donc encore ! Prends une troisième, une quatrième perche, Gilgamesh Hâtons-nous ! Poussons ! Et maintenant, Gilgamesh, une cinquième, une sixième, une septième perche, allons, plus vite, la mort est sur nous ! Une huitième perche, Gilgamesh...

Les cent vingt perches y passèrent, l’une après l’autre. Et les Eaux de la Mort furent franchies. Et Gilgamesh, se dénudant, dressa ses bras en guise de mât, tendit son manteau en guise de voile. Et voici, ils échappèrent au Tourbillon. Et l’île de Dilmoun sortir de la mer, droit devant eux. Et c’est ainsi qu’Ourshanabi le Passeur mena Gilgamesh jusqu’auprès d’Outnapishtim, qu’on appelle le Lointain, qui vit sur le tremplin du Soleil, tout au bout du Levant.

Outnapishtim, à qui les dieux ont donné la vie éternelle!

 

Gilgamesh ou le destin des hommes (5)

 

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 Illustrations de Serge Creuz (c).

Rien n’est éternel - et c’est justement le problème de Gilgamesh, héros de notre feuilleton d’antiquité sumérienne. Dès lors, voici le dernier épisode de cette belle histoire, sortie de la nuit des temps et qui va s’empresser d’y rentrer.

6. Au bout du chemin

De son lit de repos, Outnapishtim regardait la mer.

Un jour parut une barque. Il s’en étonna :

- Pourquoi ce bateau sans mât ni gréement ? Pourquoi les pierres sacrées gisent-elles, détruites ? Et quel est donc ce timonier ? L’homme que voici n’est pas mon passeur ; je l’aperçois couvert de peaux de bêtes. Le voici qui débarque, suivi d’Ourshanabi. Mais qui donc est cet étranger ?

Levant la tête, il s’informe à voix haute :

- Quel est ton nom, toi qui viens troubler ma retraite ? Quel est ton but ? Pourquoi as-tu franchi l’océan, bravant les périls et les fatigues ? Dis-moi la raison de ta venue.

Et l’étranger répondit :

- Je suis Gilgamesh, ton descendant direct. Je suis venu dOurouk, la cité marchande. Me voici, à bout de force, desséché par un long voyage. Brûlé par le soleil, sur le désert d’eau. Le désespoir est dans mon coeur, la fatigue me creuse les joues. Je suis errant sur la terre, comme un mendiant. Et pourtant j’ai vaincu Houmbaba, le gardien des Cèdres. J’ai tué le Taureau du Ciel, j’ai bravé en riant la colère des dieux. Mais Enkidou est mort, mon frère et compagnon. Son destin m’accable et m’annonce le mien. Mais je refuse la mort ! C’est pourquoi j’ai tant marché, franchissant les montagnes et l’océan, pour trouver Outnapishtim le Lointain. J’ai survécu en tuant l’ours et l’hyène, le lion et la panthère, l’ibex et la gazelle. Je me nourrissais de leur chair, je me suis vêtu de leur peau. J’ai contraint Ourshanabi, le passeur, de me mener jusqu’à toi. O père Outnapishtim, toi qui fus admis dans l’assemblée des dieux, je veux t’interroger sur la vie, sur la mort... et sur l’éternité.

Outnapishtim le considéra longuement, pensivement. Puis il soupira et répondit :

- Rien n’est permanent. Il en fut toujours ainsi. Nos maisons, nos contrats, nos travaux, tout cela est éphémère. Même les crues des fleuves ne durent qu’un temps. La vie elle-même n’est qu’intermittente, car le sommeil est déjà une avance sur la mort. Rien ne sépare le maître de l’esclave, quand tous deux ont accompli le cycle de leurs jours. Les juges Announaki siègent au-dessus de nous, décrétant notre sort, allouant le début et la fin. Mais jamais ils ne révèlent les termes fixés.

- Mais toi-même, Outnapishtim, ne possèdes-tu pas la vie éternelle ? En vérité, je ne sais plus que penser ! Je croyais trouver un héros plein de force, bravant les injures du temps... et je te vois, vieillard pitoyable, réchauffant en vain ta carcasse au soleil. Vraiment, était-ce là une faveur des dieux ?

Outnapishtim esquissa l’ombre d’un sourire :

- Assieds-toi, sois patient. Je te conterai ce qui m’est arrivé. Tu jugeras ensuite si l’éternité m’est une faveur ou un châtiment.

Tu connais Shourroupak, la grande cité sur les bords de l’Euphrate ? Oui, elle a dû renaître de ses ruines...

La ville était ancienne déjà. Et ses dieux vieillissaient aussi. Tu les connais : Anou-du-firmament, Enlil-le-guerrier, Ninourta-le-secourable, Ennougi qui veillait sur les canaux. Et encore Ea, Nergal, Ishtar et tous les autres.

En ces temps, les hommes s’agitaient, leurs enfants se multipliaient et le monde mugissait comme un taureau sauvage. Et les dieux furent troublés par cette clameur.

Et ce fut Enlil qui se leva au conseil, s’écriant :

- Ce tumulte est intolérable, le sommeil n’est plus possible. Et les hommes nous défient du haut de leurs Babels. Finissons-en !

Et les dieux décidèrent le Déluge.

Mais le seigneur Ea vint m’avertir en rêve ; sa voix vint murmurer dans ma maison de roseaux - Homme de Shourroupak, fils d’Ouhara, éveille-toi. Renverse ta maison, construis un navire. Qu’il soit aussi large que long. Recouvre-le d’un toit, comme la carapace d’une tortue. Puis embarque avec les tiens, en emportant la semence de toute créature vivante.

Rempli de crainte, j’osai questionner :

- Mon seigneur, j’obéirai. Mais que dirai-je au peuple, aux anciens de la cité ?

- Dis-leur ceci : je sais qu’Enlil me poursuit de son courroux. Je n’ose plus marcher dans ce pays, ni vivre en cette cité. C’est pourquoi je m’en vais sur les eaux du Golfe. Quant à vous, restez : du ciel vous tombera l’abondance, les poissons rares et les oiseaux succulents. Les dieux feront pleuvoir sur vous une riche moisson, des torrents de blé.

Aux premières lueurs de l’aube, je me mis au travail, avec tous les miens. Mes hommes apportèrent les planches, mes enfants trouvèrent de la poix. En cinq jours j’eux posé la quille et les membrures, puis l’on fixa les bordages. Je construisis sept ponts superposés. Le pont supérieur était carré, mesurant cent vingt coudées de côté. Je divisai la coque en neuf sections transversales. On enfonça des coins pour assurer le tout. On fit chauffer de la poix et de l’huile, pour le calfatage. Puis on chargea des provisions et tous les jours je sacrifiais des brebis. Je fis couler le vin comme si c’était de l’eau de la rivière, des vins âpres et des vins doux, des vins rouges et blancs, et de l’huile. On festoya comme au retour de l’an. Et moi-même j’oignis ma tête. Et en sept jours, tout fut prêt.

Le lancement fut difficile. Je dus faire répartir des poids, pour basculer le navire. Deux tiers étaient submergés, un tiers surplombait le fleuve. J’embarquai ce que j’avais d’or, puis ma famille, mes gens, les animaux sauvages et domestiques. Je me hâtai, car le temps était venu et le dieu vint annoncer :

- Ce soir, le cavalier de la tempête sera sur toi, déversant la pluie. Entre dans ton navire, ferme toutes les issues.

J’obéis encore et bien m’en prit : la tempête fut terrible. On ne voyait plus rien, les ténèbres s’étendaient. Je confiai la barre à Pouzour-Amourri, mon timonier.

La tempête fit rage toute la nuit. Adad chevauchait les nuées, précédé de Shoullat et Hanish, hérauts de l’ouragan. Nergal brisa les barrages des eaux souterraines. Ninourta renversa les digues. Et les Announaki, les sept juges de l’enfer, élevèrent leurs torches, illuminant le pays de leurs flammes livides. Les hommes passèrent de la stupeur au désespoir, quand le dieu de la tempête fondit sur eux, brisant le pays comme une écuelle. Cela dura tout un jour encore : la tempête croissait en fureur, submergeant les hommes comme le front d’une bataille. On ne voyait plus son frère. Du ciel, les dieux eux-mêmes ne discernaient plus rien. Et ils prirent peur à leur tour, se réfugièrent très haut, au firmament d’Anou. Et là, ils tremblaient, blottis contre les murailles, gémissant comme des chiens. Alors Ishtar elle-même, la Reine du Ciel, cria comme une femme en travail :

- Hélas Les jours anciens sont perdus à jamais ! Pourquoi avons-nous fait cela ? Nous avons voulu détruire ce peuple, mais n’est-ce pas notre peuple ? Ils flottent à présent sur l’océan, comme le frai des poissons !

Et les grands dieux du ciel pleurèrent, en se couvrant la bouche.

Les vents soufflèrent six jours, six nuits ; les torrents de la tempête recouvrirent le monde, comme des armées en bataille. Au septième jour seulement, le vent du sud s’apaisa, la mer se calma, le flot se fit étale. Je considérai le monde et tout était silence. Les eaux étaient plates comme un toit. J’ouvris une écoutille, la lumière vint éclairer ma face. Alors, profondément courbé, je m’assis et pleurai, car il n’y avait plus que le désert d’eau.

Je naviguai longtemps et voici qu’apparut une montagne, où le bateau vint s’échouer. C’était la montagne de Nisir. Le navire ne bougeait plus. Au septième jour, je lâchai un pigeon, qui s’en fut, tournoya et revint, ne trouvant où se poser. Je lâchai une hirondelle : elle revint également. Je lâchai alors un corbeau, qui trouva de la terre émergée, se posa, mangea, croassa, ne revint plus. Alors j’ouvris tout, aux quatre vents. Je fis un sacrifice, je versai une libation au sommet de la montagne. Je dressai sept cratères sur leurs trépieds j’entassai du cèdre et brûlai du myrte. Et les dieux, percevant le parfum, vinrent aussitôt comme des mouches.

Ishtar parut la dernière et, soulevant les joyaux du ciel, qu’Anou lui avait donnés pour lui plaire :

- O vous, dieux ici présents, par le lapis-lazuli qui orne ma gorge, je me souviendrai de ces jours ! Que tous les dieux s’en souviennent aussi, qu’ils en fassent serment par ce sacrifice. A l’exception d’Enlil que lui n’approche pas, car sa colère suscita ce Déluge, avec la destruction de mon peuple.

Enlil entendit cela et fut très irrité :

- Quelqu’un de ces mortels a-t-il échappé à ma vengeance ? Nous en avions convenu : personne ne devait survivre à cette destruction ! Mais les autres dieux se levèrent contre lui, l’accablant de reproches :

- Déchaîne les lions, les loups, la famine, la guerre et la peste, mais épargne désormais aux hommes les horreurs du Déluge ! Ta vengeance outrepassait les bornes ! Et maintenant, tu dois réparation à cet homme, au nom de tous les autres qui ne sont plus !

Enlil alors me prit par la main, ainsi que ma femme. Il remonta avec nous dans le bateau et nous fit agenouiller à ses côtés, lui se tenant debout, entre nous. Il toucha nos fronts et nous bénit en disant :

- Outnapishtim était mortel. Désormais, lui et sa femme vivront à jamais, aux bouches des grands fleuves.

Et voilà toute l’histoire, Gilgamesh. Et me voici sur cette île, vieux et las, avec ma vieille femme, pour l’éternité. Et maintenant dis-moi, Gilgamesh est-ce là ce que tu cherches ? Est-ce donc cela, la faveur des dieux ?

Outnapishtim, le Lointain, considéra Gilgamesh et dit encore :

- Et maintenant, roi d’Ourouk, qui va assembler les dieux en ta faveur, afin qu’ils t’accordent la vie éternelle ? Ecoute-moi, il est un moyen de nier la mort : résiste au sommeil, au sommeil seulement, pendant six jours et sept nuits. Alors, tu auras gagné, tu vivras à jamais !

Et Gilgamesh releva le défi, mais bientôt une brume de sommeil vint l’envelopper, comme de la laine douce. Et Outnapishtim, appelant sa femme, observa avec pitié :

- Regarde-le, l’homme fort qui refusait la mort. Le sommeil a déjà su le vaincre !

La femme répondit:

- Quand il s’éveillera, renvoie-le dans son pays. Renvoie-le par où il est venu, qu’il puisse vivre et mourir en paix.

Et chaque jour elle cuisait du pain. Et chaque jour elle posait un pain à côté de Gilgamesh. Et au septième jour, Gilgamesh en s’éveillant trouva ces pains auprès de lui. Il les tâta et voici, le premier était dur comme pierre, le second était pareil au cuir, le troisième était moisi, le quatrième était rassis, le cinquième était bon, le sixième était tout frais, le septième achevait de cuire sur les braises.

Et Gilgamesh sut ainsi qu’il avait perdu, puisque le sommeil avait su vaincre celui qui prétendait résister à la mort. II soupira alors, avec accablement :

- Où irai-je désormais, Outnapishtim? Où que j’aille, la mort est déjà sous mes pieds, attendant que je m’étende enfin.

Outnapishtim se leva et, s’adressant au passeur :

- Malheur sur toi, Ourshanabi ! Plus jamais tu ne viendras faire ancrage ici ! Tu ne devais pas m’amener cet homme et tu ne viendras plus, même seul, car je te bannis de ce rivage. Maintenant, charge-toi de ton passager : qu’il se repose, qu’il se baigne, qu’il lave ses longs cheveux. Qu’il rejette ses peaux de bête et laisse la mer les emporter au loin. Alors reparaîtra la beauté de son corps. Qu’on lui rende son diadème, avec des vêtements convenant à son rang. Puis tu le ramèneras en sa ville d’Ourouk, au bord du grand fleuve. Et jusqu’alors, ces vêtements que je lui donne témoigneront de sa gloire.

Il en fut ainsi, et Gilgamesh retrouva force et beauté. Mais une buée grise voilait désormais son regard.

Le bateau fut lancé. Ourshanabi et Gilgamesh s’avancèrent dans l’eau pour monter à bord. Mais la femme d’Outnapishtim le Lointain était là, se tenant au côté de son homme. Et elle murmura :

- Il est venu, épuisé, rompu. Il n’en peut plus. Tu ne peux le laisser repartir ainsi. Donne-lui quelque chose à ramener dans son pays, quelque trésor sur quoi refermer les mains.

Outnapshtim hocha lentement la tête et lança un appel. Gilgamesh l’entendit et, saisissant une perche, ramena le bateau près de la rive, pour entendre les paroles du vieil homme :

- Gilgamesh, je te révèle une chose secrète, un mystère des dieux. Dans les eaux profondes croît une plante, très épineuse comme un chardon, comme une rose : elle te blessera les mains, mais si tu réussis à la prendre, elle te sera grande merveille. Ce n’est pas l’Eternité, mais c’est la plante de Jouvence, qui te gardera fier et intact jusqu’à l’heure de ta mort.

Et disant cela, Outnapishtim éleva la main en signe d’adieu. Puis il ouvrit les vannes qui laissaient passer le courant de flot, afin qu’il emporte la barque vers le chenal du retour. Et Gilgamesh le fixa longtemps du regard, jusqu’à ce que l’île eût disparu au loin au bout de la mer.

Ils parvinrent aux eaux profondes. Là, Gilgamesh attacha de lourdes pierres à ses pieds, et il plongea sous les flots. Il vit la plante de Jouvence et se blessa cruellement les mains, mais il réussit à en arracher une tige, qu’il ramena à bord, suffoquant et triomphant. Puis ils tendirent la voile et poussèrent jusqu’au rivage de terre ferme, à l’embouchure des fleuves. Et là, Gilgamesh murmura, émerveillé :

- Ourshanabi, vois donc cette plante ! Par sa vertu, l’homme conservera force et jeunesse jusqu’à ses derniers jours. Je la ramènerai en ma ville d’Ourouk, aux fortes murailles. Les anciens de la cité en mangeront un peu, avant tous les autres. Puis, j’en mangerai un peu, moi aussi, et je retrouverai ma jeunesse perdue.

Là-dessus, Gilgamesh s’endormit près d’une fontaine d’eau claire. Mais dans le bassin reposait un serpent, lequel perçut le doux parfum de la fleur.

Et le serpent vint en surface, s’empara de la plante merveilleuse. Et Gilgamesh ne s’éveilla, en sursaut, que pour la voir disparaître !

Il s’assit alors et pleura :

- Ourshanabi, est-ce pour cela que j’ai tant marché, que j’ai déchiré mon coeur et mes mains ? Je n’ai rien gagné. Déjà le courant emporte le serpent et la fleur, vers la mer dont elle est issue. J’ai trouvé un signe et je l’ai perdu. Quittons le bateau et partons, loin d’ici. Il nous faut rentrer à Ourouk...

C’était, pour Gilgamesh, le dernier coup du sort.

Il avait défié les dieux et le destin, il avait cherché Outnapishtim le Lointain, il voulait la vie Eternelle il n’avait trouvé qu’un vieillard triste, un peu gâteux, ressassant pour l’éternité son Déluge, comme on raconte une guerre ancienne, aux côtés d’une épouse flétrie.

Et maintenant, un serpent lui volait la dernière consolation, la Fleur de la Jeunesse. Gilgamesh marcha longtemps et rentra en sa ville d’Ourouk. Il inspecta les fondations, les murs de briques solides. Il contempla les terrasses et les champs, et les jardins. Et se mit au travail, pour conserver, embellir, améliorer tout cela. Six mille ans avant Candide, il renonçait, pour cultiver son jardin.

Il ne mourut pas en héros, au terme de quelque sanglant et magnifique combat. Il ne put tomber en affrontant des monstres, taillant superbement de son épée brillante. Mais, quand les temps furent venus il s’éteignit tout bêtement, comme un chacun, dans son lit.

Tel fut Gilgamesh, roi d’Ourouk, le sage, qui connut le monde et ses mystères, qui accomplit de longs voyages, qui revint fatigué, recru de labeurs. Qui dressa une pierre, pour y graver toute l’histoire...

Le roi s’est étendu, il ne se relèvera pas. Le seigneur de Koulab est couché à jamais. Il a vaincu le mal, il fut vaincu à son tour. Son bras était puissant, il avait la sagesse et la beauté, il ne reviendra pas. Il est parti dans les montagnes, derrière les horizons. Le destin a parlé. Les hommes de la cité élèvent leur lamentation. Le voici étendu sur sa couche, comme un poisson harponné, comme une gazelle prise au piège. Namtar pèse lourdement sur lui, Namtar qui n’a main ni pied, ne mange ni ne boit.

Voici les sacrifices en l’honneur de Gilgamesh. Sa chère épouse, ses fils, ses concubines, ses musiciens, son bouffon, ses serviteurs : tous apportent des offrandes en l’honneur de Gilgamesh, fils de Ninsoun. Ils font des offrandes devant Ereshkigal, la Reine de la Mort, ainsi qu’à Namtar qui est le Destin. Ils posent du pain pour Neti le Gardien de la Porte, pour Ningizzida le dieu du Serpent, seigneur de l’Arbre de Vie. Et pour tous les dieux ancestraux précurseurs d’Enlil.

Gilgamesh, fils de Ninsoun, repose dans la tombe.

Prêtre et roi, il célébrait les sacrifices, il versait les libations. Le seigneur Gilgamesh est parti en ces jours, le roi, sans égal, le héros. O Gilgamesh, seigneur de Koulab, grande est ta gloire !

FIN

(5) Voilà donc l’explication d’un grand mystère : les menhirs et autres dolmens seraient des repères de route et de navigation ! 

 

Yves Herbo, S,F,H, 05-2012 - up 09-2015 - Merci à Serge Creuz

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